Au Liban, la «mort lente» des syriaques exilés d’Irak

Des syriaques originaires d'Irak célèbrent le dimanche des rameaux le 29 mars 2015 à Bauchrieh, près de Beyrouth Photo Anwar Amro. AFP

Beyrouth est devenu le refuge des chrétiens orthodoxes qui ont fui Mossoul et les persécutions de Daech. Excluant tout retour en Irak, nombre d’entre eux ne se voient pas d’avenir dans la capitale libanaise, où ils se sentent livrés à eux-mêmes, et espèrent un visa vers d’autres terres promises.

La messe est interminable, comme souvent dans les églises orientales. Elle dure depuis près de deux heures ce dimanche, et la ferveur des fidèles ne faiblit pas. Concentrés, ils enchaînent les prières et les chants en araméen, se levant à chaque signal du prêtre. Ils sont plus d’une centaine, des hommes aux cheveux blancs et leurs femmes à la tête recouverte d’un petit voile en dentelle, dont certains arborent le mot «Lourdes» en lettres blanches. Appartenant à l’une des églises les plus anciennes (VIsiècle) et les plus minoritaires aujourd’hui de l’Orient chrétien, ces syriaques orthodoxes viennent pour la plupart d’Irak, essentiellement de Bagdad ou Mossoul. Ils sont arrivés il y a quelques mois, ou quelques années, au Liban, où leurs ancêtres sont établis depuis un siècle. Dans le hall de leur église, au sein d’un bâtiment moderne sans caractère de Bauchrieh, un village à l’est de Beyrouth, des plaques commémoratives en lettres syriaques et arabes rappellent le centenaire du grand massacre : 1915-2015. A l’instar des Arméniens, les syriaques (tout comme les assyriens et les chaldéens) ont été victimes du génocide perpétré par l’Empire ottoman contre les minorités religieuses. Fuyant la Turquie, les survivants se sont réfugiés en Syrie ou au Liban. Plus d’un siècle après, c’est au tour des Irakiens syriaques, premiers évangélisés par saint Thomas au début de l’ère chrétienne, de fuir leur terre ancestrale sous la menace des jihadistes de l’Etat islamique (EI).

«Vous n’avez rien vu»

«Regardez, regardez, voilà l’état de notre maison à Mossoul !» se lamente Maryam en faisant défiler les photos sur son portable. La sexagénaire aux cheveux teints d’un noir de jais montre un salon saccagé, les murs et les rideaux brûlés de l’appartement tel que l’ont retrouvé ses voisins musulmans. Ces derniers lui ont fait parvenir ces sinistres images il y a quelques mois, lors de leur retour dans la ville reprise aux terroristes de l’EI par l’armée irakienne en juillet 2017, au prix de plus de huit mois de combats dévastateurs.

Comme Maryam, ils sont des dizaines à prendre la parole au sortir de la messe. Ils se pressent dans la salle dite du «patriarcat», au premier étage de l’église qui sert habituellement aux célébrations des mariages, baptêmes ou aux condoléances. Chacun veut raconter sa vie, témoigner de ses malheurs, dire l’exil. Dans les récits qui se croisent, les lieux, les dates et les faits se mélangent en fils indémêlables. Tout comme les responsables de leurs malheurs, qui ne sont pas exclusivement liés aux jihadistes. «Il y a quatre ans, des milices sont arrivées dans les rues de Bagdad avec leurs armes et personne ne pouvait les arrêter. Ils nous ont menacés. Un commerçant a vu son magasin confisqué. Ils disaient qu’ils allaient s’en prendre à nos enfants. Ils ont tout fait pour nous obliger à partir, raconte une mère de trois adolescents. Nous avons donc pris la route pour le Liban.» «A Bagdad ? Vous n’avez rien vu ! Vous n’avez même pas connu Daech», rétorque une ancienne habitante de Mossoul.

Les fidèles chrétiens de la deuxième ville d’Irak, conquise en juin 2014 par l’Etat islamique qui en a fait sa capitale locale, sont de toute évidence les plus traumatisés. Il en restait entre 2 000 et 3 000 à Mossoul, qui en comptait quelque 50 000 jusqu’à la fin du XXsiècle. Ils ont été les premiers pourchassés par les jihadistes. «Les habitants de Mossoul eux-mêmes ont soutenu Daech, affirme Touma, un ancien couturier. I ls leur ont servi d’indics. Sinon comment, alors que les quartiers de Mossoul étaient mixtes, le combattant étranger aurait-il deviné que telle maison était celle d’un chrétien, pour la marquer d’un Noun Après la prise de la ville, les jihadistes de l’EI marquaient les maisons et les commerces concernés de la lettre noun (N) pour nosrany (le chrétien ou nazaréen en arabe). Touma fustige les habitants sunnites de Mossoul qui ont collaboré avec les hommes de l’EI, parfois perçus comme des libérateurs après l’oppression imposée pendant des années par le gouvernement majoritairement chiite de Bagdad. «La persécution n’a pas commencé avec l’Etat islamique, admet Soumaya, qui a elle aussi quitté Mossoul. Depuis la chute de Saddam Hussein en 2004, les menaces se sont enchaînées avec les différentes milices. On nous conseillait de partir. On allait passer quelques semaines dans les villages voisins puis on revenait vers nos magasins et nos maisons. Quand il y avait un enlèvement, on reprenait peur et on repartait quelque temps. Lorsque deux chrétiens ont été kidnappés et tués, alors des centaines d’autres ont fui.»

Mais rien de comparable avec ce qui suivra, reprend-t-elle. «Quand Daech est arrivé, la fuite a été massive et durable. On s’est installés d’abord au Kurdistan ou dans d’autres régions voisines de Mossoul. Mais avec le temps, nos revenus ne suffisaient plus : les loyers ont été augmentés en raison de l’afflux de la demande. L’Eglise a essayé de nous aider, mais n’avait pas les moyens de subvenir aux besoins de toutes celles et tous ceux qui avaient quitté leurs maisons, leurs emplois, leurs écoles.»

Avec son importante communauté chrétienne, le Liban est devenu tout naturellement une terre d’exil. Un accueil bienvenu, mais insuffisant. «On entend parler d’aides mais on ne voit pas grand-chose, dit encore Soumaya. On n’en est pas réduits à mendier, mais c’est tout juste. Nos enfants travaillent comme porteurs ou ouvriers. On attend qu’un pays nous donne des visas pour partir. C’est un drame, cette mort lente…»

Le parcours, la situation et l’attente de Soumaya sont les mêmes que pour tous les autres Irakiens syriaques réfugiés près de Beyrouth. Aucun n’a l’intention ni le désir de s’installer durablement au Liban, qui ne représente qu’une étape entre l’enfer qu’ils ont quitté et les terres promises auxquelles ils aspirent. Tous ou presque ont de la famille en Amérique du Nord, en Europe ou en Australie, où des communautés de syriaques se sont constituées avec les vagues successives d’immigration. La première remonte au XIXsiècle, en Inde, notamment dans l’Etat du Kerala où vivent plus de la moitié des 3 millions de syriaques orthodoxes dans le monde. On en retrouve trace au cœur du célèbre roman le Dieu des petits riens de l’écrivaine et militante indienne Arundhati Roy, dont la mère était syriaque. Sur les 28 diocèses que compte cette Eglise d’Orient, huit se trouvent en Inde.

«Aucune valeur»

L’attente du sésame, le visa vers une vie meilleure où ils n’auront ni à cacher leur croyance ni à en avoir honte, dévore l’esprit et le temps des Irakiens chrétiens dans leur escale libanaise. Elle nourrit aussi leur amertume envers tout le monde, notamment les pays occidentaux qui «prétendent vouloir nous aider mais ne nous donnent rien», déplore Mayada. Cette quinquagénaire à lunettes s’emporte parce qu’elle et son mari attendent depuis quatre mois une réponse à leur demande formulée à l’ambassade du Canada. «Pendant ce temps, ils donnent des visas aux Syriens ! avance-t-elle. Alors que nous sommes des gens respectables, travailleurs et ordonnés, on préfère accueillir des musulmans syriens.»

Beaucoup de syriaques considèrent ainsi que les réfugiés syriens, nombreux au Liban, bénéficient d’un sort privilégié. «A la frontière, en arrivant au Liban, on était une trentaine d’Irakiens et il y avait 400 Syriens, raconte l’un d’entre eux. Tous ont été enregis trés officiellement comme réfugiés, mais pas nous !» Et de conclure : «Cela veut dire que nous n’avons, ici au Liban, aucune valeur, aucune existence…» «De toute façon, on ne veut pas s’installer, renchérit un jeune homme. On ne veut pas d’aides, ni quoi que ce soit. On veut voyager, on veut trouver une terre d’asile loin d’ici.» La colère monte parmi les femmes rassemblées dans l’église, qui disent d’une même voix leur dépossession, leur absence de perspective, les menaces qui pèsent sur leur culture : «Nos maisons ont été détruites, on n’a plus rien, nulle part où aller… Pas question de revenir, on a trop peur… On ne sait rien de ce qui va se passer.»

L’idée d’un retour en Irak est totalement exclue pour ces chrétiens qui, depuis des décennies, désertent leur berceau du Moyen-Orient. Aujourd’hui, une soixantaine de familles seulement sont revenues vivre à Mossoul. Des personnes âgées pour l’essentiel. «J’ai encore mes parents en Irak. Ils vivent au jour le jour, parce qu’ils ne sont plus en état de partir», relate Maryam, qui garde les photos de sa maison dévastée pour expliquer pourquoi il est hors de question pour elle et les siens d’envisager un retour dans leur ville natale. Elle dit : «Nous, chrétiens, ne pouvons plus vivre en Irak. Nous n’appartenons plus à cette terre. Mais au ciel, avec le Christ.»